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Tu n’aimes pas les filles qui pleurent. Leurs larmes te rappellent celles que verse ta mère, chaque soir, recroquevillée dans son lit. Sans relâche, tu tentes de calmer ses sanglots de femme défaite et trompée. Ses yeux hagards et mouillés se posent sur toi, mais ne te voient pas. Ils sont trop occupés à repasser toutes les fois où ton géniteur a humilié celle qui t’a mise au monde. La nuit dernière, il lui a téléphoné pour l’informer qu’il avait beaucoup trop de travail pour rentrer ; dans le combiné, on pouvait distinctement entendre derrière lui sa jeune et pimpante secrétaire s’esclaffer derrière lui. Un autre jour, le pauvre homme n’a pas éprouvé le moindre remords à la laisser repasser une chemise dont le col était encore tâché du rouge à lèvres de sa dernière maîtresse. Puis il y a eu les anniversaires oubliés, les caresses refusées, les promesses bafouées… Tu essaies de recoller les morceaux de son cœur brisé, de la consoler. Tu te montres d’une extrême docilité, tu arbores sans broncher les habits de petit lord anglais qu’elle aime te faire porter. Mais ce n’est jamais assez. Sa tristesse ne se dissipe pas, les antidépresseurs qu’elle ingère à horaire régulier l’anesthésient tellement qu’elle ne parvient même pas à esquisser un début de sourire. Comme on le ferait avec une enfant, tu dois l’obliger à se lever, à boire et à manger. Tu penses que cela va l’aider, que tout va s’arranger. Tu comprends que tu t’es trompé quand, à quinze ans, tu la retrouves évanouie sur le carrelage de la salle de bain, les yeux clos et les veines coupées.

Tu n’aimes pas les filles qui pleurent. Ton épaule n’est pas faite pour qu’elles puissent s’y reposer, tes bras n’ont pas vocation à les réconforter. Tu n’hésites pas à le leur signaler : à grand renfort de blagues vaseuses et de plaisanteries bancales, tu te fais passer pour quelqu’un sur qui on ne peut pas compter. Sale môme, enfant terrible. On te conseille de gagner en maturité, de grandir un peu. Ce n’est pas en tartinant de glue la chaise du professeur de mathématiques que tu feras quelque chose de ta vie. Enfermé dans ton rôle de clown de la classe, tu n’as même pas la superbe de la tête brûlée, encore moins celle du grand rebelle au cœur caché. Bouffon, boulet. Personne ne te prend au sérieux. Tant mieux. C’est précisément ce que tu recherches. Les responsabilités sont des choses bien trop lourdes à porter. Tu le constates à chaque fin de semaine, lors de la visite hebdomadaire que tu rends à ta mère, catatonique et convalescente. Tu aimerais qu’elle aussi rit à tes dépens, qu’elle se moque de tes piques qui tombent toujours à plat, de tes jeux de mots jamais ingénieux. Mais les heures passent, et son visage demeure impassible et inexpressif. Encore une fois, elle ne voit pas.

Tu n’aimes pas les filles qui pleurent. Aussi, par mesure de précaution, tu les laisses toutes filer. Même celles qui te plaisent, même celles avec qui cela pourrait marcher. Tu fuis comme la peste les amitiés sincères et les vraies relations. Ce n’est pas la peur de t’attacher qui te fais décamper, mais la certitude que toi, tu n’as rien à leur apporter. De peur qu’on se méprenne sur ton compte et que l’on finisse par attendre quelque chose de ta petite personne, tu aimes faire étalage ta médiocrité. Avec toi, pas de faux-semblants, ni de petites mensonges pour enjoliver la vérité. Tu portes tes vices et travers en en étendard comme d’autres traînent leur cœur sur leur main. Tu avoues sans ciller que, si tes vêtements sont froissés, c’est parce que tu es trop paresseux pour les repasser. On ne t’a jamais entendu prononcer le moindre compliment. Quand tu es en retard, il ne te vient même pas à l’esprit de t’excuser. Les gens qui te côtoient quotidiennement te trouve désagréable, voire irascible, ils fuient ta compagnie. Et toi, comme cela, tu as la paix. Mais mon chéri, si un jour quelqu’un en venait à t’aimer comme tu es, qu’est-ce que tu ferais ?

J’ai trente-deux ans. A cet âge, il est dérisoire de vouloir brosser un portrait complet de soi. Les années se sont assez succédé pour nous dévoiler les innombrables facettes qu’il nous arrive d’arborer. Omma aime répéter que j’étais une enfant vive et sans peur, un brin garçon manqué sur les bords. Au sortir du lycée, l’ « optimisme de la jeunesse me porte », et le monde me paraît être encore à conquérir. La vingtaine largement passée, j’abandonne mes rêves pour embrasser mes ambitions – cela fait plus chic, plus mûr, plus professionnel. Aujourd’hui encore, sous des airs supposément réfléchis et posés, je joue les femmes du monde sophistiquées, carriéristes à souhait, pragmatique à en faire pâlir un politique. Quelques traits cyniques et secs ; voilà que tout le monde se prend au jeu. Il serait facile de dire que j’ai grandi, que j’ai évolué le long de cette ligne bien nette qui relie l’avant à l’après, le jadis au naguère, me défaisant ainsi de bien vaines illusions.

Mais il suffit d’effleurer ce vernis pourtant si précautionneusement déposé, et déjà la façade s’effrite. Derrière les apparences soignées, se terrent encore des bouffées de candeur et des élans de confiance en l’avenir. Certains jours, le soleil brille, et ce simple fait me met de bonne humeur. Même quand les conditions atmosphériques laissent à désirer, il se trouve toujours à ma disposition quelque drama mièvre ou livre à l’eau de rose pour me redonner le sourire Les pots de glace et les kilos de chocolat engloutis à cette occasion participent efficacement à l’ouvrage.

Bien sûr, ces regains d’idéalisme n’effacent pas les leçons du temps qui passe. « L’expérience » m’a appris que, dans une vie, les gens vont et viennent, que les amitiés éternelles se révèlent souvent chimères ; et assurément, sept divorces aident à prouver que le prince charmant ne se trouve pas si aisément ? Franchement, de tels constats n’enchantent pas plus que cela. Et si vous voulez une confidence (ou pas d’ailleurs), quand on s’aperçoit de tout cela, on se sent seule – terriblement seule. Il y a toujours les autres – les connaissances de longue date, les collègues bien gentils, les relations passagères… mais ce n’est jamais assez pour combler ce grand creux.

Avec les années, on apprend à faire abstraction, à « s’accepter d’abord soi-même » - parce qu’il ne se trouvera pas nécessairement quelque tierce personne pour le faire à votre place. Pour l’orgueil, pareille démarche s’avère enrichissante. Puis voilà qui vient nuancer le ton désabusé que je force un peu depuis le début. Quand on s’estime davantage, on transige bien moins – la révolte et les accents radicaux de la jeunesse reviennent. Qu’on me traite de haut ou me manque de respect, je m’énerve de suite. Parce que c’est fatigant d’attendre qu’untel se rende compte de ses erreurs et s’en excuse. Lui en vouloir et tout faire pour qu’on vienne obtenir votre pardon à genou est plus pratique – ou plutôt, moins ennuyant. Rancunière ? très. Vindicative même. Quand on n’espère plus lutter pour de grandes causes, la moindre altercation devient moyen de s’affirmer, de montrer que l’on n’a pas tout perdu. Batailler pour obtenir un dossier au bureau ou se battre pour le même article au super marché… peu importe, je prends et je charge. Nah. Oui, c’est puéril.

Parce que, finalement, les « contradictions »… il n’y a que ça de vrai. Lunatique, j’ai mes sautes d’humeur. Des poussées d’affections me soulèvent parfois ; puis il y a cette rencontre avec l’autre prétentieux ou ce môme qui braille et qui bave pour me dégoûter momentanément de l’humanité. Les chutes de morale entrecoupent de longues et persistantes espérances. Il y a du blanc et du noir, du gris et des couleurs. Il y a des hauts et des bas. Et la vie qui continue. Parce que je n’ai que trente-deux ans.